mercredi 22 mai 2013

Oklahoma


Lundi, 15 heures, heure centrale. J'étais avec Mari, venue me rendre visite pour quelques jours. On avait attendu ça plusieurs semaines. Continuer nos projets couture, regarder des séries, se faire encrer, buller au soleil, un bon bouquin sur les cuisses. Voilà ce qui était prévu.
On est allé aider Morgan à porter ses cartons de déménagement.

La sirène d'alerte.
Morgan et Stan lèvent les yeux au ciel. Ils ont des choses à faire, ils doivent aller au cinéma dans l'après-midi. On se dirige tous les quatre vers le club house, simple précaution, les toilettes y sont résistantes et peuvent accueillir de nombreuses personnes. L'ambiance est plutôt détendue. La télé est allumée sur une chaine de météo et d'informations.
Le volume augmente. Quelqu'un essaie d'attirer l'attention du groupe. On a tous reçu un message de l'université. "Emergency Alert. Tornado Warning in this area til 3:15 PM CDT. Take shelter now. Check local media. -NWS"

"Take shelter now". Rien que lire ces mots, des frissons me parcourent le corps.


On regarde la télévision. Le volume est fort. Nos yeux sont rivés sur l'écran. Nous ne parlons plus. Nous sommes une vingtaine d'étudiants, assis sagement sur nos chaises. La tension monte. Les storm chasers commentent ce qu'ils voient. On entend la montée en puissance de leurs émotions.

Le ciel est sombre, mais celui de la télé est impressionnant par sa beauté. Coupé en deux, gris clair et gris foncé, avec au centre de l'écran une forme qui descend du ciel. Une pointe. Elle descend, elle remonte. Elle descend, elle remonte. Pendant plusieurs minutes, j'espère qu'elle descende davantage. Parce que c'est beau.
D'une perspective française, nous sommes tellement abreuvés de télé et il ne nous arrive tellement rien (ou presque) que j'ai l'impression de regarder un film. Twister. Take Shelter. Quelque chose comme ça. Je n'avais pas eu peur lors de l'évasion de la prison ni lors des coups de feu tirés et des alertes de la police à propos d'un détenu supposé dangereux et en cavale.  C'est qu'un film.
Mais non, ce n'est pas un film.

Les voix s'intensifient. Nous demeurons silencieux. Elle descend au sol. "Ground tornado! Ground tornado!" Ils crient. Ils nous annoncent dans quelles rues la tornade va passer. Elle se forme, elle grossit. Elle est énorme. Nous sommes subjugués par la beauté des images, et tétanisés. Des files de voitures sur Santa Fe, les phares allumés. Elle va passer par là. Tous ces gens sont en voiture. Ils ne peuvent pas sortir et courir se réfugier. C'est trop tard.
Sur un côté de l'écran, les rues sont annoncés. Telle minute, telle rue.

Cleveland County est au coeur d'une tornade.
Égoïstement, nous espérons qu'elle épargne Norman. Qu'elle reste à Moore et qu'elle parte. Tout le monde prie. Même ceux qui se disent athées prient. Je prie. Mari prie. Que le vent s'en aille ailleurs. Qu'il remonte.

Elle passe dans des quartiers résidentiels. Moore est une ville pauvre. On s'en rend compte quand on va chercher sa carte de sécu. Beaucoup de gens ne travaillent pas et restent chez eux. Les maisons sont vieilles, abîmées, fragiles.

Nous savons tous ce qu'il va se passer. Nous le savons tous. Tout le monde garde à l'esprit le 3 mai 1999. Même ceux qui n'y étaient pas. En 1999, je ne savais même pas que l'Oklahoma existait.
La tornade de ce 3 mai avait ravagé Moore. On m'en a beaucoup parlé.
Moore est à 15-20 minutes d'ici. La tornade fait presque 3 km de diamètre.

Nous savons ce qu'il va se passer. Nous savons ce qu'il se passe. Les vents déferlent. Cette masse immonde tournoie au dessus des têtes.
Ici, tout va bien. Nous sommes tétanisés, mais le ciel demeure décent. Les vents soufflent et plient les quelques arbres autour du bâtiment, mais ne sont pas assez violents pour casser quoi que ce soit ici.
Je me sens encore plus enracinée ici. Toute cette épreuve me renforce dans l'idée que j'appartiens à cet endroit, à la terre rouge.

Les yeux rivés sur la télé et sur nos téléphones, nous envoyons des messages à tous nos proches. Ceux que nous connaissons ici. Ceux partis à Moore ou OKC un peu plus tôt dans la journée.
La respiration courte.
Je ne parviens plus à envoyer de messages. Le réseau est saturé. J'ai oublié de dire à mes parents que je les aime.
Le voyeurisme est à son comble. Nous regardons impuissants cette forme noire passer au-dessus des maisons. Des gens sont dedans, dans la baignoire, la tête couverte par le matelas. Dans le dressing. Dans l'abri creusé dans le sol. Ils entendent le vent. Nous le voyons. Et nous sommes impuissants.

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